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Chroniques
Antonio Vivaldi
Orlando furioso | Roland furieux
Poursuivant ses précieuses publications, l'Édition Vivaldi présente aujourd'hui son volume 24 – qui est aussi le quatrième tome consacré aux opéras du Prete Rosso (après L'Olimpiade, La verità in cimento et Orlando finto pazzo [lire notre critique du CD]) –, soit Orlando furioso, créé à Venise en 1727, et sans doute l'un des deux ouvrages les plus connus de Vivaldi (l'autre étant Farnace). Une nouvelle fois, le coffret s'accompagne d'une excellente introduction à l'écoute, signée Frédéric Delaméa, qu'on lira avec grand intérêt.
Le plateau vocal est incontestablement ce qui frappe le plus à la découverte de cet enregistrement : chaque rôle y est idéalement distribué, avec un à propos exemplaire. Il demeure extrêmement rare qu'une parution discographique bénéficie d'un tel casting, un véritable sans faute, où chacun trouve naturellement sa place.
En suivant l'ordre d'entrée en scène, la magicienne Alcina bénéficie de l'expressivité jamais excessive et cependant bien présente de Jennifer Larmore, tour à tour flatteuse, furieuse, séductrice, et même émouvante à la fin, puisque cette artiste parvient magnifiquement à humaniser le personnage lorsqu'il a tout perdu – Che più dolce, che più giocondo stato et Anderò, chiamerò dal profondo, à l'Acte 3. Si Vorresti amor da me est exquisément perfide, Azia in quelgl'occhi révèle une égalité de la couleur sur toute l'étendue de la tessiture, et un aigu toujours fulgurant.
Veronica Cangemi campe une Angelica efficace, bien qu'un peu trop soupirée, menant soigneusement la ligne de chant et s'aventurant avec évidence dans des vocalises irréprochable – Un raggio di speme, entre autre. Arrive le rôle-titre, judicieusement confié à l'excellente Marie-Nicole Lemieux qui n'a de cesse de colorer les graves de son organe. Le timbre est d'une grande richesse et la voix s'avère d'une souplesse exceptionnelle, ainsi qu’on pourra l'entendre bien sûr dans Nel profondo cieco mondo, l'aria la plus célèbre de Vivaldi, mais surtout dans les passages de furie et d'égarement, comme la scène 10 du troisième acte, d'une absolue folie, dans laquelle la chanteuse québécoise distord génialement le bel canto jusqu'au chaos.
Le bon Astolfo, second personnage masculin de l'œuvre, mais premier à être chanté par un homme, est avantageusement tenu par un Lorenzo Regazzo des grands jours, à l'aise comme un poisson dans l'eau dans ce rôle bufo. Malgré des portamenti parfois douteux, un haut médium qui ne perd pas son instabilité de toujours, on appréciera un chant d'une régularité absolue, assis sur un grave satisfaisant et sonore, et une parfaite gestion du souffle ; la facilité qui s'affirme dans les pages véloces surprendra. La scène 4 voit entrer la superbe Bradamante d’Ann Hallenberg, extraordinaire en tous points. Voix attachante, timbre généreux, sonorité ample, émission égale, rencontrent en elle un chant magnifiquement conduit, une expressivité exactement dosée comme il le faut, un art de la vocalise indicible où tout paraît facile, et un sens parfait de la nuance. À la farouche autorité de Taci, non ti lagnar du deuxième acte succèdera le prodigieux Io son ne' lacci tuoi du troisième, accumulant les prouesses comme l'on fait son marché, sans jamais dénaturer la chaleur et la personnalité de la voix, grâce à une technique à toute épreuve qui intègre intelligemment la dramaturgie sans s'auto-désigner : bravo !
C'est décidément l'opéra des voix féminines graves, avec rôles travestis : le mezzo-soprano Blandine Staskiewicz est donc Medoro, réalisant aisément certains intervalles problématiques, mais accusant une certaine tendance à détimbrer la voix qui sur-affirme la pâleur du personnage et risquera d'entraîner quelques soucis plus tard. Le vaillant Ruggiero arrive assez tard dans l'opéra (fin du premier acte) : on y retrouve Philippe Jaroussky, posant des aigus pianississimo splendides, dans un chant d'une incomparable sérénité. Et si Sol da te, moi dolce amore décrit son enchantement, l'aria en est un pour l'auditeur. Signalons les beaux ornements du da capo de Che bel morirti in sen du deuxième acte, dans une couleur toutefois moins éclatante que d'habitude.
Si les deux brèves interventions de chœurs bénéficient d'une exécution tout à fait honorable par Les Éléments préparés par Joël Suhubiette, la proposition de Jean-Christophe Spinosi à la tête de Matheus est nettement moins convaincante. On reconnaîtra, bien sûr, la franche énergie qu'il sait distribuer dans sa lecture, mais la furie qu'il vocifère n'est jamais entretenue, demeure superficielle, et se signale exclusivement par de grands effets bruyants, invitant même le clavecin à gagner l'arsenal de percussions. C'est vif, expressif, mais jamais à long terme, rebondissant en contrastes disgracieux, tandis qu'une précarité asthmatique de la vibration devient proprement gênante. Heureusement, le chef a plus de tenue lorsqu'il s'agit de soutenir les voix, et sa présentation du fameux Nel profondo cieco mondo, prolongeant les points d'arrêt, s'avère plutôt heureuse. C'est maigre, cependant, pour trois heures de musique durant lesquelles l'élégance n'est jamais au rendez-vous. Certes, le sujet n'est pas anodin, et il s'agit avant tout de servir une partition écrite pour le théâtre ; nous le comprenons bien, mais une fosse d'opéra peut également croiser des eaux subtiles.
Malgré cette réserve, ce nouvel Orlando furioso est une petite merveille ! Après l'enregistrement de Claudio Scimone, on se prend à rêver au ravissement que provoquerait la distribution vocale de celui-ci sous la direction de Federico Maria Sardelli (2 CD publiés chez Paragon/WDR3, associés à la revue Amadeus, malheureusement non distribués dans le commerce, accusent le souci strictement inverse)…
BB